Au début du mois, dans le cadre de l’ouverture prochaine de la vieille ville de Francfort reconstruite, une rencontre révélatrice a eu lieu entre les “amis de la vieille ville” : Des initiatives citoyennes se sont vues d’un seul coup récupérées par des populistes de droite, comme le constate notre auteur.
Il est apparu assez rapidement que la manifestation n’était pas aussi anodine que le promettait le slogan choisi, “Vieille ville 2.0 – Les villes ont besoin de beauté et d’âme”. L’animateur de la conférence était Wolfgang Hübner, un ancien membre du parlement de la ville de Francfort, au sein duquel il s’était engagé avec véhémence pour les causes populistes de droite. Il a annoncé d’emblée un orateur qui n’était pas mentionné dans le programme officiel du congrès, sans doute pour une bonne raison. Il s’agissait de Claus Wolfschlag, un auteur de la droite nationale, présenté comme “l’architecte spirituel” de la nouvelle vieille ville de Francfort. En fait, c’est lui qui, au début des années 1990, a lancé avec Hübner le projet de reconstruction de la vieille ville en formulant une motion dans ce sens pour le parlement de la ville de Francfort.
Ce n’est pas un hasard si Wolfschlag s’intéresse à l’architecture, ce qu’il a d’ailleurs expliqué dans son exposé. Pour lui, la “dé-localisation” – alimentée par l’architecture “moderniste” – représente l’un des plus grands problèmes de société et seule la création de lieux spécifiques, comme la reconstruction de la vieille ville de Francfort, permettrait au “peuple” de développer à nouveau sa propre identité.
Les déclarations comparables du politicien de l’AfD Björn Höcke montrent qu’il n’est pas le seul à avoir ce point de vue, mais qu’il a déjà largement pénétré le système parlementaire. L’année dernière, dans un discours, Höcke a directement lié la notion d'”identité collective” à la destruction des villes allemandes pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais il a aussi directement associé ce terme aux “nouvelles façades”, faisant sans doute allusion aux projets de reconstruction à Dresde, Potsdam ou Berlin. De telles déclarations doivent suggérer, à titre d’exemple, comment l’architecture est en train de devenir un média important pour la nouvelle droite.
Pour ce faire, on peut également jeter un coup d’œil sur le passé de la République fédérale d’Allemagne, où un débat comparable a déjà eu lieu : Après la réunification allemande, un grand débat a éclaté sur la manière de traiter l’urbanisme et l’architecture de la ville de Berlin, fragmentée par l’histoire et à nouveau déclarée capitale. Les forces conservatrices qui voulaient fonder l’avenir de Berlin sur le passé se sont imposées en de nombreux endroits. Une grande partie des architectes conservateurs exigeaient de renouer avec les traditions architecturales prussiennes d’avant la République de Weimar. On voulait s’orienter vers un style de pierre qui devait constituer une opposition au modernisme. On essayait donc déjà à l’époque de légitimer l’architecture par une identité prussienne.
En 1994, le magazine “Der Spiegel” s’est même demandé s’il existait une “nouvelle droite dans la construction”, ce qui s’est toutefois révélé peu solide. On a plutôt supposé qu’à l’époque, les intérêts économiques du pouvoir étaient au premier plan et qu’ils avaient permis l’émergence d’une architecture “en pierre” facile à commercialiser. Le critique d’architecture Dieter Hoffmann-Axthelm a évoqué la notion de “cartel berlinois”, composé d’architectes, d’investisseurs et de politiciens, dont l’objectif, selon lui, “n’était pas la culture et la politique, mais les parts de marché”.
Aujourd’hui, plus de vingt ans plus tard, il semble que l’on assiste à un déplacement des rapports. Le recours à la culture et en particulier à l’architecture, qui puise de manière sélective dans son histoire, n’est plus seulement utilisé pour obtenir de bonnes parts de marché, mais aussi pour une certaine politique, ce qui se reflète notamment dans les succès électoraux de l’AfD.
A Francfort-sur-le-Main, cette nouvelle alliance entre les architectes, l’économie et les politiques, qui se promeuvent mutuellement, était exemplaire.
Outre Hübner et Wolfschlag, l’architecte et urbaniste Léon Krier était également présent à la conférence : dans son exposé, il s’est fait remarquer par une attaque en règle contre la “dictature” des architectes “modernistes”, qu’il a aussitôt comparée aux médias dits “mainstream” en général, auxquels on peut de moins en moins accorder de crédit. En revanche, Krier a appelé, en pensant à la jeune génération, à la création d’établissements d’enseignement alternatifs dans lesquels l’architecture néoclassique ne serait plus seulement enseignée en tant que matière historique mais aussi en tant que matière de conception. Il a expliqué cette proposition de manière impressionnante en s’appuyant sur la plateforme médiatique KenFM, très recommandable selon lui, mais en réalité antisémite et conspirationniste, qui offrirait également une alternative aux médias classiques.
Dans la foulée, l’entrepreneur francfortois Jürgen Aha, qui n’est pas inconnu dans ces milieux, est intervenu pour parler de sa tentative de transformer l’académie de construction de Schinkel à Berlin en une école de cadres pour l’architecture traditionaliste. Lui aussi s’est insurgé contre les politiciens et les architectes établis du jury, qui ont fait échouer sa proposition dès le premier tour du concours ouvert.
Enfin, les nombreuses initiatives citoyennes présentes, qui s’engagent dans de nombreuses villes allemandes pour la conservation et la reconstruction de bâtiments et de structures urbaines historiques, ont pris la parole. Ils ne se sont jamais lassés de souligner leur approche non idéologique et apolitique et de lutter uniquement pour la beauté des villes allemandes. Le caractère non idéologique et apolitique de cet engagement “citoyen” s’est révélé assez clairement à l’applaudimètre des différents intervenants – c’est avec Krier et Wolfschlag que les applaudissements ont été les plus nourris dans la salle.
Philipp Krüpe est architecte et mène des recherches sur l’architecture et l’idéologie. Il vit à Berlin.