04.04.2025

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“Suspiria” : quand l’architecture devient un acteur de cinéma


Les écrans apparaissent dans les films

Celluloïd et béton – il y a toujours eu une symbiose entre les mondes du cinéma et de l’architecture. Les films qui jouent sur le malaise du spectateur, comme le légendaire film d’horreur “Suspiria” de Dario Argento, utilisent particulièrement l’espace construit. L’architecture devient alors elle-même un acteur. Cela ne devrait pas toujours lui plaire.

Nous savons que l’architecture et le cinéma vont de pair. Dès les premiers temps des images animées, celles-ci travaillaient déjà sur l’architecture. Pensons aux classiques de l’expressionnisme comme “Le Cabinet du docteur Caligari” (1919). D’une certaine manière, les films d’autrefois étaient même plus marqués par l’environnement spatial que les films ou les séries de qualité d’aujourd’hui. Parce qu’à l’époque, l’espace était visible différemment grâce à sa scénographie : le décor était toujours reconnaissable en tant que décor. Le spectateur était ainsi renvoyé à la matérialité et à la spatialité du médium cinématographique. Le moteur de cet effet était justement la fragilité inhérente aux espaces cinématographiques de l’époque.

Toutes époques confondues, cela signifie que l’architecture est toujours présente pour le spectateur de films. La relation entre l’architecture et le cinéma prend une autre tournure au moment où les bâtiments deviennent explicitement un acteur du film. Un monde d’ambiguïté spatiale s’ouvre alors. L’architecture n’est plus seulement présente dans tous les décors, mais assume un double rôle en tant qu’actrice d’elle-même. Ce rôle était également très apprécié dans les premiers films qui ont marqué le style. Prenons “Metropolis” de Fritz Lang (1927). Il s’agit manifestement d’un film dont l’acteur principal est l’architecture : l’architecture d’un avenir rapide, brutal et sombre. L’aspect apparemment décoratif des gratte-ciel montrés n’enlève rien au caractère impressionnant des images. Au contraire : la surréalité de la métropole montrée (en surface comme en sous-sol) renforce même la menace qui émane de ce film. Cette ville du futur n’est pas réelle. Il est toutefois à craindre, selon le sous-texte du film, qu’elle devienne néanmoins réelle.

En combinant l’architecture et le cinéma, de nombreux films reflètent la structure politique du média lui-même. Le film est politique, ce qui est souvent démontré par la présence d’écrans dans les espaces architecturaux. L’architecture a donc d’une part le potentiel d’offrir une protection contre les forces sinistres, mais elle est en même temps infiltrée par ces forces. Cela se produit surtout lorsqu’elle devient le support de technologies liées au cinéma, de caméras ou d’écrans. Le film rend l’architecture maléfique – c’est ce que nous montrent de nombreux classiques du cinéma ambitieux en matière d’architecture ou de critique culturelle, comme “Blade Runner” (1982), “Total Recall” (1990) ou “Truman Show” (1998). Mais à Metropolis aussi, des écrans surdimensionnés étaient déjà accrochés aux murs. Ou plutôt, ils constituaient les murs. “L’écran mural est à la fois un symbole et une technologie très concrète du pouvoir technocratique”, écrit le critique culturel Scott McQuire dans un essai sur la relation entre le média et la ville.

L’architecture comme niveau supplémentaire

L’exemple de Metropolis illustre en même temps un autre rapport dont il sera question ici, en accord avec le thème du magazine: celui entre l’architecture du film et le concept de l’étrange. On pourrait dire que la présence de l’architecture dans les films véhicule toujours quelque chose d’inquiétant. Et pas seulement dans les films d’horreur. L’architecture confère aux films un niveau supplémentaire d’étrangeté. En tant qu’élément éloigné des médias, elle crée dans les films un sentiment de menace et d’enfermement, d’étroitesse ou de danger pour les zones de protection spatio-familiales. Et elle est elle-même volontiers dotée d’une dimension inquiétante.

L’extrait de film sert de vecteur essentiel à cet effet. La logique est la suivante : Les films sont par nature limités dans l’espace – par l’écran. C’est précisément là que se situe l’opposition à notre conception d’une “bonne” architecture de qualité. Celle-ci se caractérise en effet par un haut degré d’intégration spatiale (dans la ville) et de prise en compte du contexte. La bonne architecture élargit le regard, l’architecture cinématographique le rétrécit. En ce sens, l’architecture dans le film est toujours déficitaire : parce qu’elle ne s’intègre pas dans la ville, parce qu’elle ne peut pas s’intégrer du tout. Le film réduit l’architecture à son ornementation, à ses effets de signes. Il en fait quelque chose d’antisocial, un élément d’une agressivité inouïe.

Cela est très clair dans l’œuvre du cinéaste David Lynch. Ses espaces architecturaux ou urbains véhiculent toujours toute l’horreur de l’espace construit isolé. Prenons par exemple le bâtiment central de “Lost Highway”, un rêve d’inspiration moderne, mais aussi postmoderne et brutaliste. Un rêve qui, au cours du film, se transforme assez rapidement et systématiquement en cauchemar. En fait, cette villa à Hollywood, qui a d’ailleurs été conçue et est habitée par Lynch lui-même dans l’original, est une construction plutôt agréable. Mais son modernisme tendanciel de la forme développe au fil du récit ses propres éléments d’horreur.

Des pièces claustrophobes

L’espace devient étroit et claustrophobe dans cette maison. Surtout, le film déconstruit l’idée d’un bâtiment comme enveloppe protectrice. Il ouvre le bâtiment de force. “Je suis dans votre maison” est une phrase clé du film : le personnage principal se voit envoyer des vidéos prises dans sa maison.
D’une certaine manière, Lost Highway retrace ainsi l’une des principales impositions que représente pour l’homme l’architecture moderne et son désir de transparence. Après tout, cette architecture ne veut pas seulement être “claire” et “lumineuse”, mais aussi et surtout “transparente”, “ouverte” et “communicative”. Elle se dépouille ainsi éventuellement de sa fonction de protection.

Suspiria : le film d’horreur spatial par excellence

Une fonction protectrice qu’elle n’a jamais eue dans les films du réalisateur italien Dario Argento. C’est particulièrement évident dans le film “Suspiria” (1977), une œuvre de giallo brillante et criarde sur une sorcière qui sévit dans une très ancienne école de ballet. Argento inaugure l’atmosphère d’hyperconsommation délirante des années 1980 – en créant le film d’horreur spatial ultime. L’histoire se déroule dans un pensionnat de danse pour jeunes filles à Fribourg. Une danseuse américaine arrive dans la vieille Europe et doit constater que celle-ci n’est pas du tout “bonne” – mais justement possédée par une sorcière. Par sa présence, celle-ci plonge le pensionnat, où se déroule l’essentiel de l’action, dans une aura fantastique et fantomatique. La mise en scène d’Argento et la caméra rapide, presque folle, de Luciano Tovoli soulignent ce phénomène.

Argento reconstruit Fribourg

Pour Argento, l’idée de la petite ville de Fribourg-en-Brisgau était manifestement l’incarnation de l’étrangeté. Il a toutefois dû reproduire le pensionnat de jeunes filles en studio en Italie. La façade rouge dramatique n’aurait sinon guère pu être réalisée de manière aussi “sanglante”. Et ce, même s’il existait un modèle réel, la “maison de la baleine”.

Afin d’augmenter l’intensité dramatique des effets visuels, le réalisateur utilise un matériel cinématographique déjà obsolète à l’époque du tournage : le “IB-Technicolor” de Kodak. Celui-ci exagère les couleurs, ce qui confère à l’architecture et aux scènes d’extérieur un aspect hystérique. Là encore, le film, en l’occurrence la technique du matériel, se moque de l’espace construit, l’utilise et, d’une certaine manière, le viole.

C’est encore par une toute autre forme de viol qu’Argento a abusé de ses lieux de tournage. Car le Fribourg du film n’est en réalité pas Fribourg. Ce n’est pas non plus un lieu de studio. Ce que nous voyons, c’est Munich. La plupart des scènes extérieures censées représenter Fribourg ont en fait été tournées à Munich. La Hofbräuhaus sert de décor, la Königsplatz, ainsi que la tour BMW de Karl Schwanzer. Un choix de lieu intéressant et pas du tout “familier”. Il semble que l’ancienne capitale du mouvement offre un grand potentiel fantasmagorique, ce qui en fait un décor idéal pour un film d’horreur.

Des frissons technoïdes

Et ce n’est apparemment pas seulement en raison de sa sinistre apparence de vitres à bossage. La tour Schwanzer est finalement tout autre chose. Le bâtiment est moderne et son architecture est au-dessus de tout soupçon. Il ne manifeste pas de malaise face à l’esprit allemand, mais tout au plus un frisson face au monde de l’efficacité technologique de l’Allemagne d’après-guerre.

En même temps, c’est précisément dans la manière dont Argento fait passer une ville pour une autre qu’il y a une part d’horreur particulière : pour lui, l’architecture moderne est apparemment un caméléon. Sa terreur réside dans son absence de lieu. Chaque lieu peut jouer n’importe quel autre. La modernité fait des villes des Method Actors, des acteurs flexibles de leur propre rôle.

Une pensée qui est à son tour prophétique. Car ce à quoi nous assistons aujourd’hui est souvent une augmentation drastique de la méthode d’Argento. C’est le jeu d’acteur architectural à l’état pur. Et ce, notamment lorsque les idées du modernisme sont mises de côté au profit d’un style architectural prétendument plus “humain” ou plus riche en histoire. Lorsque les toits à pignon de la nouvelle et ancienne cathédrale romaine de Francfort présenteront bientôt leur ballet historiciste, on aura plutôt de la peine pour le Francfort d’aujourd’hui, car il doit jouer son rôle dans ce jambon historique architectural. Ce film urbain est trop lourd et donc intemporel. Si l’on veut apprendre du vrai cinéma, on aimerait que cette architecture cinématographique s’inspire de récits plus complexes – par exemple de ceux de David Lynch ou de Dario Argento.

Les espaces sont doublés

Pour se rapprocher systématiquement du rapport entre l’architecture et le cinéma, le spécialiste du cinéma Vinzenz Hediger cite le philosophe Gadamer. Celui-ci “a proposé la notion de marcher pour aborder l’architecture”, explique Hediger. Or, à l’ère d’Internet, cette démarche est un véritable pari. Les films de science-fiction reflètent particulièrement bien cette audace. “Le jeu avec le dédoublement des espaces, avec la continuation de l’espace derrière une membrane symbolique et technique qui marque la frontière entre l’espace urbain normal et l’espace de la science-politique, est un seuil d’expérience qui nous semble manifestement particulièrement familier à l’époque dans laquelle nous vivons”, explique Hediger. En d’autres termes, nous courons toujours le risque de voir apparaître un tel “espace science-police”.

L’espace n’est pas innocent dans le cinéma d’aujourd’hui. L’architecture non plus. Elle est flexible. Si flexible qu’elle peut se glisser dans des rôles toujours différents dans le film. Et si flexible que, dans la vie réelle, elle peut également être utilisée à mauvais escient par des forces sinistres.

On ne peut donc que conseiller à l’architecture d’aujourd’hui de développer des forces de résistance. Cela ne la protégera pas du traitement cinématographique. Mais de la dissolution de l’espace réellement construit par la duplication médiatique.

Cet article est d’abord paru dans Baumeister 02/2015 : Unbehagen.

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